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Producteurs de spectacles : mutations en cours

Bob Booking a été adopté par plus 500 entreprises de production de spectacles, c’est-à-dire la majeure partie de la communauté professionnelle, dans sa grande diversité : développeur d’artistes et tourneurs de pop stars, compagnies émergentes et bureaux de production établis… Nous connaissons directement la plupart d’entre elles et nous échangeons beaucoup avec les équipes sur les évolutions de leur métier, évolutions constatées, impulsées, subies ou espérées… Leurs avis, leurs rêves, leurs besoins… sont la matière de l’évolution de Bob Booking.
De cette fenêtre, et histoire de nourrir le débat, voici les tendances que nous repérons. 1er éclairage : l’évolution des modèles économiques des producteurs de spectacles.

Léonard Dupond

CONCENTRATION

Dans la musique, après une phase de diabolisation quasi unanime des groupes américains (Live Nation, AEG) et nationaux (Fimalac), les tourneurs se positionnent en fonction de cette réalité à priori durable. Des groupes se constituent ou s’étendent par rachat ou prises de participation de la part d’acteurs du live ou du disque. (Because / Corida / Super !) l’indépendance fait débat (en conférence au MaMA ou en interview avec Eric Bellamy de Yuma). Les motivations sont connues : accès immédiat à un réseau plus large, voire planétaire et capacité d’investissement décuplée. On notera que 30 ans plus tôt, les mêmes débats agitaient le secteur du disque, entre Majors et Labels indés. Ces derniers ont manifesté une capacité de résilience a priori supérieure lors de la “crise du disque”.

MUTUALISATION

C’est une version 4S du point précédent : soft, souple, voire sociale et solidaire. Elle concerne toutes les disciplines et plutôt les “petits” acteurs associatifs, mais pas que. Les motivations sont pour partie similaires mais exprimées différemment : économies d’échelle, addition de compétences, renforcement des capacités d’action… Mais à la différence de la concentration capitalistique, dont les ressorts sont connus depuis que le capital existe, la mutualisation est un terrain d’expérimentation humain, économique et social pour le lequel les modèles sont encore en construction (nous avions consacré un post à la diversité de ces approches).

DÉSINTERMEDIATION

Ok, le mot est un peu technocratique ! Dans la filière du spectacle artiste >> producteur >> programmateur >> public, il correspond à la baisse d’influence des intermédiaires et à la constitution de circuits plus directs. On connait le direct-to-fan, rêve ultime d’une relation exclusive entre l’artiste et son public, favorisée par le web 2.0. Mais ces dernières années sont marquées par l’annexion des programmateurs par les producteurs. Cette prise de pouvoir prend plusieurs formes :

– Les producteurs rachètent les lieux de spectacle : à Paris, la quasi totalité des lieux (de musique, de théâtre, d’humour…) est maintenant la propriété de producteurs ou de groupes d’industriels du spectacle. En région, les salles de grande jauge (Zénith, Aréna) sont gérés par ces mêmes groupes : Fimalac, Vivendi ou Lagardère.

– Les producteurs produisent directement les spectacles : C’est le modèle traditionnel des salles parisiennes, des Zénith, mais aussi de nombreuses salles en régions. Cette pratique progresse également dans les Scènes de Musiques Actuelles, au détriment de l’achat en contrat de cession. Avantage pour les lieux : les risques financiers sont minimisés dans le contexte d’une aide publique incertaine. Intérêt pour les producteurs : l’accès direct au public via la billetterie, et donc la maitrise du développement de carrière de leurs artistes. Les risques – négatifs et positifs – sont bien sûr plus importants, et supposent un renforcement des fonds propres et l’acquisition de nouvelles compétences. A noter : ce type d’organisation constitue la règle ailleurs en Europe (Allemagne, Espagne, Italie…), où la fonction de programmateur de lieu constitue l’exception.

– Les producteurs organisent ou programment les festivals : Le Printemps de Bourges est programmé par Radical et Uni-T, A Gauche de la Lune booke la fête de l’Huma et organise les Paradis Artificiels, Wart crée Panoramas et Super ! en plus de la gestion du Trabendo, développe en France la franchise Pitchwork Music Festival, crée Cabourg mon Amour !, et remporte avec Matthieu Pigasse l’organisation de Biarritz en été. Les exemples sont nombreux, concernent les festivals et les producteurs de toutes tailles, et illustrent bien la montée en puissance des producteurs au détriment des structures classiques de diffusion.

DIVERSIFICATION

Bon nombre de producteurs historiques en musiques s’ouvrent depuis peu aux autres disciplines du spectacle vivant, en particulier les plus porteuses en termes de programmation et de public. Ils se dé-spécialisent. C’est vrai pour le nouveau cirque, désormais au catalogue de Caramba, Quartier Libre ou Blue Line. Ou l’humour qui représente désormais l’offre la plus importante en nombre de représentations, et est diffusé par Azimuth, A gauche de la Lune ou Décibels. Et bien sûr le spectacle jeune public dont la diffusion s’amplifie encore, développé par Dessous de Scène, Far Prod ou Ulysse Maison d’Artistes. Le théâtre et la danse restent largement produits par les compagnies elles-mêmes et par les bureaux de production dédiés, dont la démographie ne cesse de croître.
Mais cette diversification n’en est qu’à ses débuts et devrait se poursuivre : elle constitue une voie de croissance interne pour les entreprises, le renforcement de leur marque devant alors palier une moindre lisibilité de leur catalogue.

MULTI-ACTIVITÉ

Dans la filière musicale, un premier cumul d’activité était apparu lors de la vague du 360° : management, édition, label, distribution.
Avec les mutations actuelles, les métiers endossés par les producteurs s’additionnent encore : exploitant de salle, organisateur ou programmateur de festival, promoteur local, production exécutive… Chaque entreprise définit ou constate son propre modèle économique, en interne et ou en groupement, et cherche à s’attacher les compétences correspondantes. Profil en hausse : les data managers, capables de maximiser la billetterie à partir des données des publics.

Et les artistes ?

Ben oui : ces gens-là font partie de la filière (ils en sont même la raison d’être) et ne semblent pourtant pas en mesure de peser sur sa réorganisation. Leur position dans la chaîne de valeur semblent toujours gouvernée par le salariat intermittent et pour la grande majorité d’entre eux, le DIY est une étape à dépasser le plus rapidement possible. Les organisations collectives – les collectifs – sont passionnants mais souvent fragiles et à l’exception toujours citée des Ogres de Barback, on rencontre peu d’artistes – même indés – développant une démarche alternative construite. A suivre : la blockchain, ou le 360 inversé.

Et le spectacle vivant ?

La filière musicale accélère sa mue, poussée par la croissance du live, les appétits de quelques acteurs multinationaux et la puissance des solutions de billetterie.
Mais quelques dizaines de producteurs seulement sont concernés et le métier d’une majorité de tourneurs reste de développer la carrière de leurs artistes via les programmateurs et les contrats de cession. Le risque est qu’un fossé économique, technologique et professionnel se creuse entre gros producteurs et petits tourneurs comme il s’est déjà creusé entre les artistes les plus bankables (inflation sur les rémunérations, uniformisation des programmations) et la scène émergente. Quant au théâtre, à la danse, aux arts de rue,  leurs circuits de diffusion sont plus institutionnels, encore irrigués par l’argent public, la place des artistes – les compagnies – reste prééminente, et aucun industriel n’investit massivement le secteur. Si des recompositions s’y rencontrent c’est donc dans des versions atténuées. On peut tout de même faire le pari que sous la pression de la concurrence des producteurs issus de la filière musicale, de la montée en puissance des spectacles d’humour et du resserrement de l’aide publique, les temps à venir devraient être favorables à l’invention de nouveaux modèles.